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Conflit de loyauté et conflit psychique

 

 

 

Le concept de conflit de loyauté est aujourd’hui très répandu, souvent employé par des travailleurs sociaux, des juristes, des thérapeutes systémiques, parce qu’il peut objectiver, à travers les comportements et les paroles d’un enfant, un dilemme, à savoir : « Je suis entre deux choix, je dois choisir, si je choisis cela, je refuse ou je rejette l’autre. »

Ce concept peut aussi être lié à celui de syndrome d’aliénation parentale. Dans les cas de divorces, de séparations violentes, d’inceste, des conflits de loyauté peuvent agiter l’enfant (Govindama et Scelles, 2011). Un des parents a perverti le contrat narcissique à son avantage pour créer un pacte avec l’enfant. Il peut être fondé :

  • sur le « secret », dans les cas d’inceste. Le témoignage en sera rendu très difficile, la victime pouvant revenir à plusieurs reprises sur ses déclarations ;
  • sur la complicité aliénante pour ravir l’amour de l’enfant, dans les cas de conflit conjugal, et qui pèse d’autant plus qu’on demande à l’enfant de choisir chez lequel de ses deux parents il souhaite vivre ;
  • sur le désaveu de l’autre parent et le clivage des fonctions parentales (bon et mauvais parent), nommé par Kaës (1989), « pacte dénégatif ».
Dans ces situations, très souvent rencontrées par les professionnels de la protection de l’enfance, l’enfant va opter pour le déni de la réalité plutôt que pour son intérêt, du fait de l’intériorisation de la culpabilité de l’adulte dans l’après-coup du signalement, par exemple, dont l’enfant sait qu’il peut avoir pour conséquence le placement, et qu’il redoute parce qu’il n’est pas forcément apte à supporter l’épreuve de la séparation affective et psychique. Le juge des enfants est souvent confronté à des mineurs pris dans d’inextricables conflits de loyauté à l’égard de leurs parents, ou de l’un des parents lorsqu’il y a l’intervention d’un éducateur ou d’une famille d’accueil. Mais c’est surtout à l’égard d’un parent maltraitant que ce conflit de loyauté va empêcher l’enfant de révéler ce qu’il subit. Ici, c’est l’intérêt d’une justice éducative, que nous mettons en avant, qui peut avoir, dans certains cas, des effets thérapeutiques.

 

Si, dans tous ces cas, les professionnels sont confrontés à un conflit de loyauté chez l’enfant, l’exposant à faire un choix impossible, comment la clinique peut-elle expliquer ce conflit, souvent inconscient, qui imprègne le comportement de l’enfant ? Comment peut-elle questionner, voire éclairer, les pratiques des professionnels afin qu’ils ne soient pas eux-mêmes partie prenante dans ces conflits ? Nous allons tenter, dans cet article, d’articuler l’approche consciente objectivable du conflit de loyauté et la dynamique inconsciente qui est implicite à ce conflit.

Conflit de loyauté

Selon Boszormenyi-Nagy, systémicien, qui a défini le concept de loyauté, toute relation introduit la notion de « balance éthique entre la somme des mérites et des dettes chez chacun des partenaires de la relation » (Van Heusden et Van Den Eerenbeemt, 1994, p. 115). Il a distingué entre relations symétriques et relations asymétriques, comme le sont toujours celles entre parents et enfant. Pour lui, la loyauté serait cette dette que chaque enfant contracte envers ses parents. Il s’agit d’une loyauté verticale ordinaire qui maintient la différence des générations.

« Le contexte de loyauté est issu soit d’un rapport biologique de parenté soit d’attentes de réciprocité résultant d’un engagement relationnel. Dans les deux cas, le concept de loyauté est de nature triadique. Il implique que l’individu choisisse de privilégier une relation au détriment d’une autre »
(Van Heusden et Van Den Eerenbeemt, 1994, p. 115)
Mais lorsqu’il y a une confusion des rôles impliquant une dysparentalité, ce conflit de loyauté peut s’exprimer dans la parentification d’un enfant (enfant parent de ses parents ou d’un parent selon Le Goff et Garrigues, 1994). Le parent défaillant, confronté à son infantile, parentifie un enfant (souvent l’aîné) pour lui déléguer la fonction parentale. Cet enfant s’identifie à sa fonction, notamment parce que, en même temps, il acquiert un certain pouvoir dans la famille et sur le parent. Et lorsque la défaillance parentale est mise au jour, il perd son statut et ne peut accepter la remise en cause du parent parce qu’il est pris dans un conflit de loyauté, avec le parent défaillant et lui-même. Dans de tels cas, l’inversion des générations qui accompagne la parentification peut mener à un contexte incestuel et éventuellement vers l’inceste (Racamier, 1995).

 

Conflit de loyauté ou conflit psychique ?

Dès l’origine de la psychanalyse, Freud (1895) fait du conflit psychique une notion centrale de la théorie des névroses. Les névroses résultent d’un conflit psychique dans lequel le sujet est confronté à des exigences internes contradictoires. Ce conflit peut être manifeste entre un désir et un devoir (exigence morale) ou deux désirs contradictoires, ou latent, au niveau desinstances psychiques (le ça, le moi, le surmoi). Il peut s’exprimer de manière déformée à travers le symptôme (trouble de comportement, de caractère, ou fonctionnel). Mais ce conflit intrapsychique est inhérent, selon Freud, à la vie psychique du sujet, tout comme peut l’être, selon Boszormenyi-Nagy et Spark (1973), le conflit de loyauté qui est inhérent à la vie. Pour Freud, le conflit psychique s’exprime à travers l’acte manqué, le rêve, le symptôme. Ce sont des compromis qui s’inscrivent dans une perspective d’adaptation du sujet à la réalité.

Pourquoi le conflit psychique serait-il inhérent à la vie mentale ?

Tout sujet se construit psychiquement dans une relation intersubjective, la relation parent-enfant. Tout enfant est par essence, du fait de son immaturité psychobiologique, aliéné au désir de l’adulte le maternant pour assurer sa survie physique. Mais elle s’accompagne chez le sujet humain d’une demande d’amour qui conduit tout sujet à être imprégné par les affects, l’angoisse au premier chef, de la personne maternante et par son rapport à la jouissance. Le refoulement des instincts réprimés socialement est introduit par la limite à la jouissance imposée par l’adulte à travers le principe de réalité (sevrage, frustration, privations) qui s’oppose au principe de plaisir. L’inconscient du sujet sera imprégné non seulement de la subjectivation de la réalité perçue, vécue, mais aussi de son imaginaire, des valeurs culturelles et du refoulé culturel d’une société (Devereux, 1970). En effet, « certains désirs, fantasmes ou autres produits du psychisme humain qui sont refoulés dans telle société, peuvent dans telle autre accéder à la conscience et même être actualisés socialement » (Devereux, 1972, p. 71). Cela conduit à penser que l’enfant se développe par identification au modèle parental et sera, consciemment ou non, impliqué dans des contrats narcissiques avec un ou ses parent(s).

Pour Freud, l’amour des parents envers leur enfant, touchant et au fond, enfantin, est toujours imprégné de leur narcissisme primaire qui vient de renaître et qui se métamorphose en amour d’objet : le parent se voit en son enfant. Tout parent qui devient parent est confronté à une réactivation de son narcissisme primaire, ce qui explique que les contrats narcissiques parent-enfant sont inhérents au développement humain. L’enfant peut éventuellement réussir à alléger ces contrats narcissiques au moyen d’une alliance fraternelle (Kaës, 1993, 2008), ou s’en déprendre autrement, mais à condition que le parent soit faillible, que l’enfant ait pu entr’apercevoir la faille, le manque dans l’autre.

Contexte socioculturel

Le contexte socioculturel imprègne le modèle familial, l’inconscient collectif familial, par « une enveloppe sociétale et culturelle » au sens où l’entend Kaës (1998). Van Gijseghem (2002), dans sa conférence sur l’aliénation parentale, dit qu’on est passé de la philosophie « d’un âge tendre » (avant 1970) où la société occidentale admettait que la mère était plus apte à s’occuper des enfants, à la philosophie du « meilleur intérêt de l’enfant » (années 1970) où c’est le parent qui prouve qu’il est plus apte à s’occuper des enfants pour obtenir notamment la garde en cas de séparation, divorce, quels que soient son sexe et celui des enfants. Selon Van Gijseghem, cette philosophie provoque des rivalités et des conflits entre les parents. En effet, c’est ce que nous rencontrons dans les expertises psychologiques dans les cas de séparation et de divorce : chaque parent va prouver qui a été la « bonne mère », dans une confusion de rôles excluant la fonction paternelle. Parce que aucun des deux parents ne veut imposer une limite, une frustration ou son autorité à l’enfant, de crainte de perdre son amour, le tabou de fusion qui précède celui de l’inceste n’est pas énoncé, ce qui génère un climat incestuel [1].

Les conflits de cultures dans les familles migrantes génèrent aussi des conflits de loyauté : certains de ces enfants qui évoluent entre deux cultures ont l’impression que s’ils choisissent la culture de leurs parents, ils leur restent fidèles, et dans le cas contraire ils sont considérés comme des étrangers. Ce conflit de loyauté qui s’exprime sur le plan manifeste met souvent en scène celui qui est latent, à savoir le narcissisme primaire de ces parents, mis à l’épreuve des valeurs culturelles du pays d’origine avec une grande ambivalence. Révoquer la culture des ancêtres, celle de leurs parents, consiste à renier sa filiation et à accepter de remettre ses parents en question, ce qui revient à les agresser. Ce qui est interdit par certaines cultures dites traditionnelles dans la mesure où les parents sont déifiés et sont inattaquables (Ortigues et Ortigues, 1984). Pris dans leur propre conflit de loyauté à l’égard de leurs parents et ancêtres, les parents de ces enfants ne peuvent parfois pas les soutenir pour que ces derniers puissent se construire, entre deux cultures, dans la singularité d’une culture subjectivée. Le clivage prédomine souvent. Dans les cas de séparations, de divorces et de la protection judiciaire de l’enfance, ce conflit de culture est exacerbé. Les éléments culturels doivent être entendus par les professionnels pour donner du sens à un comportement et à un discours, de manière à ne pas pathologiser des comportements culturellement déterminés ou encore à ne mettre en avant que des interprétations culturelles au détriment de la pathologie. La méthode de la double écoute, ethnologique et psychanalytique, (Govindama, 2003, 2006), issue de la méthode du double discours de Devereux (1972), permet de dissocier ce qui relève des défenses culturelles des croyances ordinaires, de manière à accéder à l’inconscient [2]. Quelques exemples cliniques mettront nos propos à l’épreuve.

Que nous enseigne la clinique ?

Mohamed

Il s’agit d’un enfant comorien, de confession musulmane, venu pour « troubles du comportement à l’école », qui transgresse les règles. L’école a fait un signalement. Il est âgé de 10 ans lorsque nous le rencontrons avec son père. Ses troubles du comportement ont commencé à la mort de sa mère. Son père a pratiqué, après la mort de son épouse, le sororat selon la tradition musulmane, c’est-à-dire qu’il a épousé sa belle-sœur. L’enfant qui appelait « tante » cette sœur de sa mère jusqu’au décès de celle-ci devait l’appeler désormais « maman ». Ce mariage a eu lieu peu de temps après le décès de la mère, sans que l’enfant ait eu le temps de faire le deuil de celle-ci. Par ailleurs, un bébé garçon est né, bébé qui devient son cousin en même temps que son demi-frère, mais qu’il devra considérer comme frère. Nous apprendrons que cette tante était une rivale de la mère, ce qui nourrit l’imaginaire de l’enfant, l’amenant à croire que cette tante a tué sa mère par voie de sorcellerie pour prendre sa place. Par ailleurs, cet enfant, pris entre deux cultures, ignorait cette pratique culturelle et pensait que son père était dans la transgression d’un tabou d’inceste. Il n’en parle pas à l’école. Face à l’image du père transgressif, il va lui aussi transgresser les règles pour attirer un signalement judiciaire et faire entrer la Loi afin de mettre de l’ordre dans la famille.

Cet enfant est pris entre différents conflits de loyauté : choisissant entre sa culture ou celle du pays d’accueil, il a dénoncé son père transgresseur de la loi du pays d’accueil et en ressent une culpabilité, car ce père est rival œdipien ; faisant le choix d’accepter sa belle-mère, ce qui implique de faire le deuil de sa mère avec un sentiment de trahison ; et devant considérer ce frère comme un vrai frère alors qu’il est un rival. Dans un premier temps, il est nécessaire que le père explique, dans notre consultation, cette pratique culturelle du sororat à son fils pour réhabiliter son image et la fonction symbolique de sa culture à ses yeux. Mais cette ré-enculturation n’a pas réglé les enjeux inconscients dans la relation intersubjective père-fils. Le père avait beaucoup investi le fils cadet, au détriment de Mohamed. Or, selon le Coran, le fils aîné devient le substitut du père à son décès et il doit contribuer à l’éducation de ses frères.

Mohamed a intégré un père transgresseur qui usait de sa culture comme défense pour asseoir ses privilèges voire sa jouissance. En effet, l’enfant qui accusait sa tante d’avoir tué sa mère savait que son père entretenait une relation extraconjugale avec celle-ci avant le décès de son épouse. Dans ce cas, cette relation est interdite. Cette transgression culturelle entrave toute transmission de l’ordre symbolique de sa culture. Mais quelle est la dynamique inconsciente sous-jacente à son comportement ?

Devenir parent bouscule chez chacun l’ordre des générations et confronte le sujet à son angoisse de mort, au fait qu’il est mortel : c’est sa descendance qui lui donnera l’illusion d’une immortalité (Freud, 1920). Cette croyance culturelle (le fils aîné remplace le père à sa mort) qui rappelle au père sa condition mortelle accentue cette angoisse et provoque la régression et la fixation infantile, qui ont pour conséquence de le soustraire à sa fonction de père. Le désir de meurtre du fils à l’égard du père : « J’aurais préféré voir mon père mort », semble s’inscrire sur le terrain de la rivalité, tant dans un conflit œdipien qu’en réaction au fantasme d’infanticide, de fillicide, paternel (envie du père de tuer le fils, l’enfant réel qui prend sa place). Fantasme qui existe dans l’œdipe japonais, hindou, voire dans la légende d’Œdipe (Govindama, 2000). C’est à partir de la prise en compte de leurs valeurs culturelles (et donc des transgressions possibles de ces valeurs) et de l’histoire infantile de chacun que le conflit psychique chez le père et le fils a pu émerger, mettant au jour leurs fantasmes et leurs désirs conscients et inconscients au fil de l’accompagnement thérapeutique. La réconciliation entre le père et le fils a permis la réorganisation des places intergénérationnelles et une restauration de l’ordre symbolique.

Christelle

Elle a 13 ans lorsqu’elle fait l’objet d’un signalement d’enfant en danger. Benjamine d’une famille de quatre enfants, elle n’a plus vu sa mère depuis l’âge de 2 ans, date du divorce de ses parents. Elle vit avec son père, M. S, et son frère ; les deux sœurs aînées ont quitté le domicile familial. M. S, n’ayant plus de logement, a confié Christelle à une famille amie. Cette famille ne pouvant garder très longtemps Christelle, un placement en foyer est demandé par les services sociaux. Le signalement fait également état de confidences de Christelle à la famille d’accueil sur l’existence de relations sexuelles entre M. S et sa fille aînée. Christelle a manifesté sa crainte d’être à son tour agressée. Refusant le placement de sa fille, M. S l’a reprise pour la cacher en province.

Lors d’une audience que nous avons eue du mal à mettre en place, le père se présente avec sa fille. Celle-ci, entendue seule, manifeste le souhait de rester avec son père et nie avoir porté des accusations à son encontre. Nous lui signifions alors qu’elle peut à tout moment venir nous voir si elle rencontre des problèmes, et lui rappelons qu’elle sera contactée par un éducateur désigné dans le cadre d’une aide éducative en milieu ouvert (aemo). La question des relations avec sa fille aînée est abordée avec M. S qui nie avoir eu d’autres relations que filiales avec celle-ci. Il indique que Christelle loge dans un studio avec sa sœur et que lui-même dort dans sa voiture. Le juge l’informe que si ce mode d’hébergement s’avère dangereux pour la sécurité et la stabilité de sa fille, un foyer ou un internat sera recherché. C’est alors que M. S évoque son enfance : sa mère est décédée quand il avait 7 ans et son père l’a placé dans un orphelinat, puis il est allé au séminaire. Nous entendons alors quelles coordonnées de sa propre histoire ravivait le placement de sa fille.

Nous ordonnons une enquête pour évaluer la situation. Les conclusions confirment nos inquiétudes sur la personnalité de ce père et la réalité des actes dénoncés par Christelle. Les suspicions d’agressions sexuelles de la part du père sont confirmées par la famille d’accueil et son frère qui aurait reçu les confidences d’une des sœurs. Par ailleurs, Christelle a manifesté auprès de la famille d’accueil son désir de renouer un lien avec sa mère.

Cette dernière, au cours d’entretiens avec le travailleur social, revient sur son divorce occasionné par la violence de son ex-mari qui ne tolérait pas ses interventions auprès de leurs enfants, pour peu qu’elle ait été en contradiction avec lui. Par l’intermédiaire de sa seconde fille et de son fils, elle a récemment écrit à Christelle qui lui a répondu qu’elle ne voulait pas la voir. Sur la lettre, des injures étaient inscrites, de l’écriture du père.

Le travailleur social n’a pu, face à son refus de collaborer, rencontrer M. S qu’à son domicile en présence de Christelle. M. S s’adresse au travailleur social en employant des termes grossiers à connotations sexuelles, accusant la famille d’accueil et également sa fille aînée de s’être livrée à des relations sexuelles devant Christelle. Selon l’éducateur, il n’hésite pas à prendre pour témoin Christelle pour confirmer ses propos. Celle-ci adhère aux dires du père. Rencontrée seule, lors d’un déplacement professionnel du père, le travailleur social note « qu’elle semble à la fois craindre les réactions de son père et ne pas vouloir le trahir ». Elle se montre très émue quand elle parle de sa mère, mais elle se dit abandonnée par elle. Elle apparaît, selon l’éducateur, « prisonnière du discours de son père ». La personnalité du père inquiète de plus en plus le travailleur social qui a l’impression que Christelle est enfermée dans un conflit de loyauté, voire dans une relation d’emprise, ce qui n’a pu être vérifié en l’absence d’investigation psychologique.

Nous décidons alors d’un placement en internat pour Christelle, placement accepté par le père qui faisait part de ses difficultés à assurer la surveillance de Christelle et le suivi de ses études du fait de ses absences professionnelles. Au début de son accueil, Christelle est décrite comme une adolescente réservée et timide. Elle a repris contact avec sa mère et ses sœurs ; son père vient régulièrement lui rendre visite et manifeste sa tristesse d’être séparé de sa fille. Il évoque même un projet de déménagement pour se rapprocher du foyer afin qu’elle puisse le voir quand elle veut. M. S semble projeter son angoisse d’abandon sur sa fille. Il maintient ainsi le conflit de loyauté de sa fille à son égard en cultivant sa culpabilité. Dès la rentrée scolaire, après deux mois de placement, elle fait deux fugues au cours desquelles elle se rend chez son père puis se réfugie chez une amie. Mais elle reprend à chaque fois contact avec son éducateur et retourne au foyer. Le foyer nous fait savoir, dans un rapport, que Christelle demande à retourner en week-end « chez elle » (chez son père) et chez sa mère. L’équipe éducative émet un avis favorable à ces sorties pour atténuer le conflit de loyauté chez Christelle, lui permettre de renouer des liens avec sa mère et favoriser son installation au foyer. C’est alors que survient une troisième fugue, plus longue ; la brigade des mineurs la trouve chez son père où elle a dormi malgré l’absence de droits d’hébergement pour celui-ci. Sur les conditions matérielles de son hébergement, elle décrivait un lit double sur une mezzanine ; or, M. S hébergeait également son fils. Nous nous interrogeons sur la place de Christelle dans le coucher. Au cours de l’audience qui s’ensuit, Christelle, entendue seule, confirme sa demande de sorties chez les différents membres de sa famille, y compris chez son père. Sur le droit d’hébergement, le principe d’un week-end par mois est accordé, mais nous précisons que ces hébergements ne pourront se mettre en place que « s’il y a autant de lits que de personnes dans la maison ». Cette réserve est formulée devant Christelle, son père et les éducateurs. Trois semaines plus tard, le directeur du foyer nous informe que Christelle vient de lui adresser une lettre accusant son père de l’avoir violée, et ce, depuis l’âge de ses 10 ans jusqu’à la date de son placement. Une enquête fut alors diligentée et M. S reconnut les faits.

Plusieurs hypothèses peuvent être formulées à propos de ce dévoilement survenu au cours de l’aménagement d’un projet d’hébergement à la demande expresse de la jeune fille. On peut tout d’abord penser que cette demande de passer un week-end par mois chez son père était formulée en écho avec la demande relative à sa mère. Ne pas y inclure son père plaçait Christelle dans un conflit de loyauté à son égard. La protection du juge, à travers le placement et la reprise des liens avec sa mère, lui a permis de prendre de la distance par rapport aux propos disqualifiants de son père à l’égard de sa mère. Elle a pu ainsi, en se dégageant du conflit de loyauté, se libérer d’un père supposé « avoir tout fait pour sa fille abandonnée par sa mère », donc de l’aliénation paternelle. Mais on peut faire l’hypothèse que la parole du juge prononcée en audience, lieu symbolique et ritualisé, « il faut autant de lits que de personnes », a permis de rappeler en termes directement compréhensibles, et dans la réalité, l’interdit de l’inceste. Nous visions, à travers la réorganisation des places dans l’espace, celle de l’ordre des générations. Cette parole, qui semble avoir donné à Christelle l’autorisation de dévoiler ce qui se passait dans l’intimité familiale et de se libérer d’une culpabilité intériorisée (qui était celle de son agresseur) a exercé en cela son efficacité symbolique, au sens où l’entend Lévi-Strauss (1950).

Rachid

Il est nécessaire de prendre la précaution de rappeler que dans ce cas, s’il comporte des éléments culturels issus de la loyauté d’un enfant à l’égard de ses parents et plus généralement de sa famille, les difficultés majeures rencontrées par Rachid au cours de son enfance et de son adolescence sont dues au grave dysfonctionnement familial occasionné par le malheur qui frappa cette famille, et sans doute aussi à la personnalité très particulière, voire pathologique, de sa mère, et non à sa culture.

Rachid, ex-mineur de mon cabinet de juge des enfants, à présent adulte responsable et père de famille, est venu, à ma demande, m’éclairer sur les conflits de loyauté des enfants à l’égard de leurs parents, plus précisément dans les familles immigrées. La sienne est venue d’Algérie. Le conflit de loyauté, il y a pensé. Il sait ce que cela signifie. Pour lui, c’est surtout à l’égard de sa mère. Mais il pense que pour tous les garçons du Maghreb, c’est pareil. C’est la mère qui fait la loi à la maison. À l’extérieur, on maintient le « paraître » et jamais une épouse ne contredit son mari hors de l’intimité familiale. « Le père ne fait pas la loi à la maison. Mais tu ne dois pas le dire. Rien ne doit transparaître à l’extérieur. Si tu parles, tu romps le pacte, tu es déloyal. » La loyauté, il la devait à sa mère ; il avait une dette majeure à son égard, qu’elle lui rappelait sans cesse. « Il lui devait tout : elle l’avait mis au monde, nourri, amené jusqu’à 16 ans. » Il s’agit, pour cette mère, de cultiver par une dette insolvable la dépendance de son fils à son égard, usant de la culpabilité.

Lui-même a été le souffre-douleur familial, famille désorganisée par le décès brutal du frère aîné, véritable cataclysme. Sa mère le maltraitait physiquement, malgré l’interdiction de son époux. Rachid se taisait car il ne voulait pas que ses parents se disputent. Plus tard, alors qu’il commettait des délits, elle conservait le produit de ses vols. Bien qu’il ait créé des liens avec son éducateur de la protection judiciaire de la jeunesse (pjj), il n’a jamais révélé les sévices qu’il endurait de la part de sa mère puis de son frère aîné. « Pour nous, dit-il, la mère, c’est tabou. C’est la reine, c’est la princesse ; elle est juste après Dieu. On la respecte plus que le père ; elle est sacrée. » La croyance culturelle qui dit, dans le milieu arabo-musulman, que le paradis se trouve sous les talons des mères est ici pervertie par cette mère pour assouvir sa jouissance destructrice sur son fils. Même à présent, alors qu’il a lui-même fondé une famille, il n’en parle que très difficilement et ne dit pas tout : « Je n’ai jamais eu le déclic de vouloir en parler. Cela me ravageait… C’était normal chez nous d’être tabassés et volés. »

De son récit, on peut faire l’hypothèse que la loyauté s’impose pour tous les membres de la famille, au moins ceux investis d’une autorité : « Mon père, il m’aurait coupé un bras que je ne l’aurais pas dit, mais il ne me frappait pas ; sauf une fois, il m’a giflé quand j’ai battu mon frère aîné. J’avais transgressé un tabou : on ne lève pas la main sur son frère aîné. »

Comment est-il sorti de la délinquance ? Par le parti pris éducatif du juge des enfants qui refusa le placement en détention requis par le procureur de la république : « En prison, dit-il, je sais que j’aurais pris une identité de délinquant. » Grâce aux éducateurs qu’il a trouvés sur son chemin et notamment une éducatrice dans son dernier foyer en qui il dit « avoir trouvé une famille ».

Ne pouvait-il sortir de ce conflit de loyauté générateur de violence et de délinquance qu’en rencontrant « une famille de remplacement » dans laquelle les relations étaient toutes autres ? Il pouvait alors prendre conscience de l’« anormalité » du fonctionnement de sa propre famille. Aidé par ce transfert positif et le travail de réflexion qu’il a mené, il a pu se dégager de ce conflit de loyauté. Alors, il a cessé les délits, il a travaillé, a été éducateur dans sa cité, est devenu fonctionnaire. À présent, il ne renie pas ses origines, mais il clame sa nationalité française, est très attaché à la république laïque, et combat toute dérive religieuse intégriste.

Néanmoins, les plaies sont là, et il ne peut parler de leurs origines que très difficilement et avec une sorte de culpabilité s’apparentant toujours à ce conflit de loyauté.

Celui qui rompt le pacte de loyauté n’est-il pas le sacrifié, mais aussi le créateur d’un nouveau monde ?

Conclusion

Cet article ouvre la réflexion sur la nécessité d’une double approche des conflits de loyauté, de leurs aspects manifestes et de leur dimension latente, pour attirer notre attention sur la nécessité d’un travail pluridisciplinaire dans l’accompagnement d’un enfant pris dans un conflit parental. En effet, dans un conflit parental, c’est l’infantile parental qui se joue à travers l’enfant réel ; ne prendre en compte que l’enfant réel sans tenir compte des projections inconscientes dans les relations interpersonnelles parents-enfants ne permet pas toujours d’atténuer le conflit de loyauté.

Ce conflit, comme nous l’avons vu dans les cas cliniques, peut être, dans une même situation, complexe et multiple. Les enjeux psychiques peuvent être importants et exposent l’enfant au danger, voire au passage à l’acte, du fait de l’accumulation de la culpabilité. Le juge des enfants en tant qu’interprète des intérêts de la filiation pour restaurer la différence des générations bafouée dans le cas d’inceste, de maltraitance, ne peut qu’imposer dans la réalité la place de chacun dans l’espace familial, pour rappeler les deux tabous fondamentaux de l’humanité, celui de meurtre (coups, fantasme d’infanticide) et celui de l’inceste. Pour cela, il faut qu’il dépouille la loi de sa fonction répressive de manière à la dynamiser dans sa fonction symbolique intégrant le biologique, le juridique et le culturel. Ceci justifie un travail pluridisciplinaire (Govindama, 2001, 2007) mettant en évidence que la clinique peut tout à fait s’articuler avec le milieu judiciaire dans une perspective thérapeutique, à condition que chacun respecte la fonction de l’autre.

Notes

  • [1]
    Contrairement à Van Gijseghem qui pense que c’est le mouvement féministe qui a alimenté une féminisation de l’homme qui serait responsable de la recrudescence des accusations de violences physiques ou sexuelles sur les enfants à l’encontre des pères, nous pensons que ce sont plutôt les pères qui, devant l’évolution du statut de la femme qui a contribué à la modification des structures familiales, comme le montre Godelier (2004), n’ont pas pu retrouver leur place depuis la disparition du modèle patriarcal en 1970 dans le droit français. En panne de modèle, puisqu’il ne peut plus s’identifier à son père, le père doit réinventer sa place pour la prendre. Mais la mère est en panne de repères également, puisque le père d’aujourd’hui ne ressemble plus à celui qu’elle a intégré à partir de l’image de son père.
  • [2]
    La « culture » pour Devereux (1970), consiste en des mécanismes solidaires des fonctions du moi, lui-même mécanisme de défense.
 
Mis en ligne sur Cairn.info le 16/04/2013
https://doi.org/10.3917/ep.056.0046
 

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24/11/2019
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